Pendant les quarante années suivant la seconde guerre mondiale, la question de l’identité des peuples européens ne s’est guère posée. Une dichotomie simple suffisait : d’un côté, on nous assurait que les peuples d’Europe de l’Est étaient en train de réaliser un homme nouveau, l’homo sovieticus, conduisant vers un “ avenir radieux ”. De l’autre, en Europe de l’Ouest, la démarche de construction de l’Europe symbolisait la résistance de ses peuples au communisme et exprimait de facto l’identité européenne. Après l’heureuse et peu prévue implosion soviétique, l’Europe de l’Ouest a perdu le miroir qui lui permettait de se définir, et la question de l’identité européenne est devenue essentielle.
Dans ce contexte, deux ensembles de réflexion sont plus ou moins implicitement avancés, le premier fondé sur un raisonnement, le second sur le constat partiel des faits.
Pour le premier ensemble, il conviendrait de construire une identité européenne se substituant aux identités nationales. Car les particularités de ces dernières induiraient des attitudes propices à s’opposer plus qu’à s’associer. Les identités nationales ne feraient plus sens avec l’inévitable mondialisation qui appelle une Europe forte, dont la réussite suppose des moyens d’exister et d’agir non rognés par des cultures nationales enfermées dans des différences historiques insurmontables. Il serait donc impératif de bâtir ex nihilo une identité européenne, par exemple en substituant systématiquement des symboles européens aux symboles nationaux ; il faudrait parvenir ainsi à achever le temps des nations, en créant un homme nouveau, l’homo europeus.
Le second ensemble part du constat que, presque partout en Europe, des peuples, qui ne veulent pas être enfermés dans un empire planétaire où prime seulement l’économie, s’accrochent à leur identité. L’appétit identitaire des Bavarois, des Ecossais, ou des Catalans fait craindre à certains un véritable éclatement des nations et est en même temps considéré comme un frein à la construction de l’homo europeus. Cultiver sa différence, au moment où l’Union européenne apparaît impérative, serait un péché contre l’avenir.
Les deux points de vue qui précèdent se rejoignent parfois paradoxalement chez ceux qui prônent une unification européenne au forceps, jugée plus aisée à réaliser avec deux cents régions éparpillées qu’avec quinze ou vingt-cinq Etats, dont certains sont des poids lourds.
En fait, ces deux logiques sont erronées car elles méconnaissent à la fois la réalité, l’histoire et l’application des principes d’efficience et de justice dans le fonctionnement des sociétés.
La réalité enseigne qu’il est absurde d’enfermer l’homme dans des catégories identitaires closes. Il est d’ailleurs tout à fait regrettable de commander des sondages demandant à l’opinion publique des pays européens si elle se sentira dans un avenir proche “ européenne ”, ou “ allemande ”, “ italienne ”… et de déplorer que les réponses “ européenne ” restent minoritaires. Car ceux qui se déclarent seulement “ européens ” risquent d’être ceux qui méconnaissent le plus les racines de l’identité européenne. Un Français n’est véritablement français que s’il est européen, car son identité française n’atteint sa plénitude que lorsqu’elle baigne dans les valeurs communes de l’identité européenne, valeurs de respect, de liberté, de créativité et de séparation des pouvoirs, issues d’une longue histoire. De même, un Européen n’est digne de l’identité européenne que s’il est nourri d’identités nationale, régionale et locale qui irriguent l’identité européenne.
Chaque fois qu’un peuple européen a été contraint de tourner le dos aux valeurs de l’identité européenne, il s’est détourné de sa propre identité nationale : citons pour exemple l’Italie mussolinienne, le Portugal salazariste, ou la Grèce des colonels. À chaque fois, le retour vers l’identité nationale a été de pair avec le retour vers l’identité européenne.
L’identité de l’Europe réside dans une étonnante aptitude à réaliser un équilibre toujours renouvelé entre un héritage commun et le génie des peuples. La richesse de cette identité tient à ce qu’elle plonge constamment dans la diversité des identités qui la composent. De même, chaque homme ne trouve sa personnalité et son équilibre qu’en conjuguant les divers aspects de son identité : identité familiale et spirituelle, locale, régionale, nationale, européenne… Supprimer l’un d’entre eux au nom d’un rationalisme théorique, c’est appauvrir la personne ; c’est appauvrir ses autres sources identitaires qui seront alors moins abreuvées.
Dans un monde où l’évolution rapide des techniques accélère l’histoire et génère des contraintes et des besoins d’adaptation croissants, la compréhension du caractère pluri-identitaire des hommes et des peuples impose plus que jamais la mise en œuvre du principe de la fonction supplétive de toute collectivité, connu sous le nom de principe de subsidiarité. Si l’Union européenne le contourne, elle périra comme toutes les tentations impériales de l’histoire. En le respectant, elle assurera la plénitude de l’identité européenne.